Jean-Marc
écrit, dessine, dit, chante, et compose.
Je
comprends cette multiplicité de voix et de voies comme une chance, une chance à
cultiver, dans un monde d’expression mono-idéïque,
Polyvalence :
Je
suis affectée moi aussi de cette polyvalence qui peut nous jouer des tours.
L’expression aurait besoin d’un canal unique, tout devrait passer par une seule
voix, ou voie reconnaissable, identifiable.
Celui-ci
est peintre, celle-là pianiste, cet autre est conteur, et cet autre encore est
un acrobate.
Pire
encore, celui-ci est un scientifique, un ingénieur, mais il écrit des poèmes,
et cet homme là est un biologiste qui écrit des haïkus…
C’est
en effet mal vu, mal porté de défendre
plusieurs voies et voix. Pourtant, une voix peut passer à travers plusieurs, et
c’est le secret. Il faut attraper cette voix principale, qui n’est pas une voix
supérieure, qui passe à travers différentes autres, et circule d’un registre à
l’autre. Cette voix qui joue de divers instruments, s’exerce sur plusieurs
claviers.
Concernant
Jean-Marc, en regardant Mémoires d’un bâton d’encre je me suis plu à parcourir
un chemin , celui que dessine le page à page, et même le deux-pages à deux-pages qu’il m’a recommandé. Et voilà ce
qu’il m’est venu en suivant ses « tracées » sur le papier.
3
mouvements se dessinent :
1- Écrire est
dessiner. Là-dessus, je suis pleinement d’accord. Faire défiler le
vers en bas des lignes dans le sens des fibres ou à
contre-sens, rien à objecter.
2- Dessiner est
dé-linéer , capturer entre lignes et bâtons, volumes et volutes, des taches et
des spots de couleurs, autant de signes
d’ancrage dans la matière à travers elle. Faire du support une texture
orientée, car tracer un trait est opérer une ligne de partage. C’est la ligne
de Fontana dont parle Deleuze, une suffit et naît un chaosmos.
3- Enfin, Le poète
Michaux nous le dit « dessiner
l’écoulement du temps », tel est un certain « phénomène
musique ». « L’écoulement du temps » fait élan dans la tracée de
ce troisième mouvement.
La musique s’appréhende par trajets dit aussi
Michaux, et chez Jean-Marc, ces trajets se cherchent un ancrage, par nécessité
variée.
Écrire, dessiner, et la musique sont ces trois
modalités d’un même acte. Notez que dire « musique » est
insatisfaisant. Ce n’est pas un verbe.
On voudrait dire chanter, et ce ne serait pas
hors propos concernant Jean-Marc car il chante aussi. Mais c’est plus que ça.
Ce serait tracer un air sur matière, sonoriser un élan. C’est au contact
du bâton que cela opère sur la page. Il
en explique la technique ancienne venue de Chine qui ne recourt pas dit-il à
l’intermédiaire raffiné d’un pinceau.
Est décisif ici le geste qui se laisse deviner
à partir du trait obtenu de réunir l’encre à la texture, chose
locale, mais aussi ambiante. Sensibilité, émoi sont en jeu.
Revenons à l’acte unique sous la
multiplicité !
C’est à cette unicité qui ne délivre aucune
figure pour un tableau abouti, que l’on reconnait un mot que Jean-Marc désigne
pour caractériser ce qu’il fait, à savoir : « improviser ».
Improviser
n’est pas que dessiner, premier mouvement, ou
écrire des mots du poème, deuxième mouvement ou tout d’un coup sans prévenir
explorer de ses doigts le clavier qui s’offre, 3e mouvement.
Improviser pour lui est jouer de ces trois
supports la page, le plan, pour la portée afin de libérer trois sortes de
résonances, résonance pour des frayages d’entailles, résonances de notations et
résonances de timbres.
Et tout cela en mode « peut-être » avec usage du
conditionnel, car ici tout tracé est un conditionnel, mais pas comme on
dit en grammaire « un
conditionnel irréel » puisque chaque acte vise la recomposition
après effacement.
Trois
modes de résonances pour immatérialiser
le matériau à tracer de page en page.
Un poème est une « partition
sonore », écrit-il, là-dessus, nous sommes si proches.
Dans « partition sonore », il y a la
ligne de partage, mais aussi l’acte de naissance, le dessin du trait orienté
parfois rouge à travers page, fin à l’horizontale, ou strié à la verticale
épaissi, en travers de la page. Un poème porté vaut bien ça ! papier d’une
portée avec degrés à l’encre ; portée d’un air qui est une fissuration,
pour la figuration d’un rêve, car la « mémoire du bâton » opère ainsi
de page en page.
Un mot
que j’aime est « prosopopée » :
le bâton
parle pour encrer des visions d’une matière à immatérialiser. Il va pour moi, à
ma place, il me défend aussi. Tels sont les poèmes, des fragments tantôt
blancs, tantôt gris, qui parfois se chevauchent, jamais justifiés, en bas de
la page, des lignes alternantes dessinant un dialogue possible.
Les poèmes remplacent les titres d’œuvres, ou
plutôt de ces illustrations d’un travail en cours, d’un processus qui ne cesse de s’inachever toujours d’acte en
acte. Travail de recomposition (Tracées p 59). Nullement inchoatif,
pourtant.
Ce travail processuel est « à vivre dans l’œuvre » (p 79), dit-il,
mais l’œuvre – faut-il préciser – exige les trois mouvements dont aucun,
développé pour lui-même, ne serait
autonome ni suffisant. Ils réclameraient
une scène pour un espace sonore à jouer avec un piano devant dit-il.
Cette recomposition requérant un système
d’actes à trois foyers nous parle de ce qui se passe dans le « mouvement
de pensée », pas la pensée déposée. Il fait penser aux manières dont opère
« l’esprit », peut-être donc pas « moi ». Le bâton parle
pour moi. C’est le Valéry des Cahiers.
L’essayiste en tous genres dont l’acte est celui unique à travers toutes ces
modalités d’un « se
sentir », réfractaire à l’objectivation.
J’ai repéré
ces indications au retraçage des pas du pèlerin :
1- Des allures de
bâtons, en forme de stries, accompagnant, on dirait, des renvois avec notations
sonores en bas de page, et ça s’étoffe.
2- Récurrence du mot
« fibres »
« gagnées comme un corps par la
négligence » , on remonte, on lit, « qui doit tout aux fibres de la
matière, fibres de la page », p 97. Ainsi, il faut aussi remonter de page
en page, pas seulement descendre.
Accompli
un signe,
indicible falaise
tout
remonte d’un écart imperceptible.
avec
la vérité !
Ainsi le bâton est celui de l’enfant qui
apprend à tenir un crayon, qui ânonne
les lettres ; qui compte ce qu’il plante, qui avance à pas comptés, qui
s’escomptent p 39 en clair-semé… à travers différents paysages – paysages de
figures de rêve, à peine émergées des
paupières.
De toutes ces figurations, incluant beaucoup de
partitions comme il est dit p. 34, s’en distingue une qui m’a toujours
intriguée et qui est une revenante :
Des formes tubulaires, évoquent en serpentant à
travers la page un clavier amolli qui s’enroule en écharpe et fait retour. On
dirait parfois des manchons laineux en torsades. Des lignes laineuses
s’effrangent bordées de rouge.
Si on poursuite le périple, la page se
peuple : des personnages apparaissent entre les bâtons, de plus en plus
nombreux, qui se cache là ? Des forêts d’hommes p. 45.
Surviennent, les paupières, des galets p. 58.
Puis les couleurs vives en carrés.
Tout de même cette phrase très cruciale
émerge qui m’a parlé
« dans
les mots, une zone érogène qu’il faudrait ne pas toucher » p. 83.
Au
total, Jean-Marc est un improvisateur lyrique.
N’oublions
pas son Phoenix qui renaît après avoir
été consumé, image ailée de la « recomposition ».